Publication du recours contre le décret LPM

Comme nous l'avions dit dans le billet annonçant le recours, nous publions ici le texte du recours.

En publiant ce texte, nous poursuivons plusieurs buts. D'abord demander de l'aide. Tous ceux qui ont quelques bases suffisantes en droit, qui veulent nous aider, et qui pensent qu'on a oublié un argument clef sont invités à nous le signaler. Ensuite montrer ce que nous faisons, pour l'exemple, pour que les prochaines associations qui voudront se présenter devant le Conseil d'État aient une idée de comment faire. Notre recours est tout sauf parfait, mais il a le mérite d'exister.

Délais et procédures

Ce mémoire a été reçu par le greffe du Conseil d'État le 18 février. Nous avons trois mois pour préparer un mémoire ampliatif dans lequel nous reprenons nos arguments, pouvons les développer davantage, et en ajouter d'autres. Nous devons impérativement envoyer ce mémoire ampliatif avant le 19 mai, pour le moment on espère l'avoir terminé plutôt début mai.

Entre temps, devrait être déposée une QPC[1]. Ce qui va rendre la procédure un peu moins lisible sur les délais (suspension, transmission, etc).

Ensuite, on devrait recevoir dans les deux mois[2] après notre mémoire ampliatif les réponses des ministères. Réponses auxquelles nous pourrons répliquer dans les mêmes délais. Les ministères pouvant eux aussi répliquer, etc. Jusqu'à ce que personne ne réponde, ou que le juge d'instruction siffle la fin de la récré et s'estime suffisamment informé.

Tout le travail de préparation du recours a été mené par des bénévoles, et continuera d'être mené par des bénévoles. Cependant, pour la suite de la procédure nous serons représentés devant le Conseil d'État par un avocat aux Conseils[3], maître Patrice Spinosi qui a proposé de nous aider gracieusement. Son expérience nous sera d'un soutien précieux.

Comment nous aider

Alors, pour les non-juristes, qui ont déjà mal à la tête en ayant lu jusque-là, en nous soutenant. En faisant en sorte que nos associations se portent bien. En prenant grand soin des bénévoles qui font tout ce travail. En faisant que celles de nos associations qui ont besoin de financement pour vivre aient ce financement.

Pour les juristes, en nous aidant à soulever d'autres moyens de droit intéressants, à mieux argumenter tel ou tel passage, en nous signalant une jurisprudence qui a pu nous échapper. Notre groupe de travail est assez ouvert, on ne rechigne pas trop à communiquer nos brouillons aux copains pendant la préparation des documents (même si on n'a pas forcément envie de faire les réunions de travail à 50).

Moyens de droit

Le texte du recours est structuré selon un plan simple de 4 chapitres. Le premier rappelle les faits, en exposant quel acte de l'administration nous attaquons, d'où il sort. Le deuxième chapitre indique à quel titre nous avons intérêt à agir[4]. Le troisième chapitre reprend les arguments qui relèvent de la légalité externe (erreur de procédure, ou décision que l'administration ne peut pas prendre parce que seul le législateur peut en décider, etc). Enfin le dernier chapitre regroupe les arguments qui relèvent de la légalité interne (le décret est contraire à la loi ou à la constitution, ou à une directive européenne, etc).

> Légalité externe

Le premier point soulevé est que le décret est prévu en application d'un article (246-4) mais est essentiellement consacré à préciser un article (246-1) qui lui ne prévoit pas de décret. C'est embêtant parce que quand la loi dit le décret précise X alors le décret ne peut pas préciser Y, il faudrait que la loi dise le décret précise X et Y. En donnant des précisions sur un article de loi qui n'a pas prévu de décret d'application, le décret est entaché d'incompétence[5].

Le deuxième point soulevé est que le décret, comme tout texte qui touche à l'économie numérique, aurait du être présenté à la Commission Européenne, et qu'il ne l'a pas été. Ça, c'est une faute de procédure assez grossière.

Le dernier point soulevé est que tout texte qui touche des PME doit être accompagné d'une étude d'impact, et que le commissaire à la simplification doit en être saisi. Ce qui n'a pas été le cas. L'idée de ce truc était qu'à chaque fois que l'administration complique les règles (ou en ajoute, ce qui revient au même) elle doit en retirer autant, pour pas que ça déborde.

> Légalité interne

Le premier point, qui est le point clef de l'ensemble du recours, est que la CJUE a annulé la directive européenne qui prévoyait la conservation des données. Et que cette directive a été annulée avec une explication de texte, en particulier parce qu'elle prévoyait la conservation des données de tout le monde, suspect ou pas, protégé par le secret[6] ou pas. Or les lois françaises sur le sujet ne respectent pas du tout la décision de la CJUE. Et le décret est pris en application de ces lois. En toute logique le Conseil d'État devrait constater que les lois sont contraires à la décision de la CJUE, donc qu'elles ne sont pas applicables en France, et que donc le décret doit être annulé puisqu'il applique une loi qui ne doit pas l'être.

Si le Conseil d'État a un doute sur le sujet, il peut demander à la CJUE de préciser sa pensée, si tel ou tel passage de la décision n'est pas assez clair. Nous, nous pouvons l'y inviter, en suggérant qu'il faudrait poser une telle question, voire en proposant une formulation de la question.

Le second moyen est que le décret prévoit des intrusions dans la vie privée qui ne sont pas prévues par la loi. Or la Cour européennes des droits de l'Homme (Cour EDH) est formelle sur ce sujet-là: une intrusion dans la vie privée, quel que soit le motif, ne peut être prévue que par une loi, pas par un décret, et doit être prévue de manière précise et prévisible. Or la loi n'est pas précise.

Le troisième moyen est que la loi prévoit la conservation des données permettant l'identification de l'auteur d'un contenu. Or le décret prévoit que soient conservées les informations sur toute personne qui se connecte à Internet. Même si cette personne n'est l'auteur d'aucun contenu. Le décret élargi donc le champ prévu par la loi. Ce qu'il n'a pas le droit de faire.

Le quatrième moyen est que la mesure est excessive, sur pas mal de choses. Trop de données, conservées trop longtemps, accessibles à trop d'administrations, pour trop de raisons différentes, avec un contrôle très faible de ce que fait l'administration, et alors qu'il existe d'autres moyen d'obtenir le même résultat (on en cite quelques-uns). Ça, c'est du droit général, une mesure de restriction de liberté doit être nécessaire et proportionnée.

Le cinquième moyen est que l'article 246-4, en application duquel est pris le décret, précise bien que le décret doit préciser certaines informations (procédures de suivi), alors que le décret ne précise pas ces informations. Et donc n'est pas conforme à la loi.

Le texte du recours

Pour ceux qui ont raté le lien dans le chapeau de l'article, la requête introductive d'instance contre le décret 2014-1576 est là. Ça fait une vingtaine de pages, c'est écrit gros, ça doit être assez lisible.

Le mémoire ampliatif sera publié.

Notes

[1] Question prioritaire de constitutionnalité. On explique qu'on pense que la loi est contraire à la constitution, et que donc le Conseil constitutionnel doit être saisi de notre question. Si le Conseil d'État estime que nos question est sérieuse, il transmet au Conseil constitutionnel, qui a trois mois pour trancher. Pendant ce temps, la procédure est suspendue, dans l'attente de la réponse du Conseil constitutionnel.

[2] Je ne sais plus si le délai est impératif ou indicatif...

[3] Devant les hautes juridictions, on ne peut pas être représenté par un avocat normal. On ne peut l'être que par un des rares cabinets habilités. Pour cette procédure très particulière, nous pouvions y aller sans avocat, ce que nous avons fait au début.

[4] On ne peut pas attaquer un acte de l'administration s'il ne nous fait pas grief, s'il ne nous est pas applicable ou qu'il ne nous fait pas de tort.

[5] Ça ne veut pas forcément dire que le type qui l'a écrit est un branleur. Ça veut dire que le décret fait quelque chose qui n'est pas prévu par la loi. Que la loi ne lui a pas donné compétence pour ce faire.

[6] Les juristes sont persuadés que les journalistes, les médecins et les avocats ont plus le droit à la vie privée que les autres. Et il y a pas mal de textes de loi qui le disent. Aussi curieux que ça puisse paraitre.

Commentaires

1. Le vendredi 03 avril 2015, 15:30 par Bernard Rosset

Il semble que le délai de délivrance du mémoire de défense ne soit qu'à titre indicatif, puisque le site Web du Conseil d'Etat indique que c'est le juge qui détermine le délai de réponse. Je ne sais pas s'il fixe un délai global, on s'il l'établit à chaque étape.

Par ailleurs, il y a une typo : l’abréviation de "récréation" est "récré" (sans "e", je ne sais pas comment produire du texte barré ici).

Bravo pour tous ces efforts : le document LaTeX produit est clair, concis et efficace. Qui eût cru qu'un mémoire puisse ne faire que 23 pages, gardes incluses ? Je m'attendais anxieusement à un sérieux pavé...

Tantôt vous y dites que le décret "devra" et tantôt "doit" être annulé. Je trouve que "devra" implique une possible fuite en avant temporelle. "doit" insiste sur l'urgence du présent (même si la procédure met 3 plombes...).

Encore bravo à tous les bénévoles et merci tous les soutiens à ce projet de défense collectif de nos libertés universelles !

2. Le vendredi 03 avril 2015, 20:08 par Robin

Je n'ai pour l'instant fait que survoler le mémoire. Peut-être vous a-t-on déjà signaler le problème mais au cas où...je poste ça là!

La Convention de sauvegarde des droits de l'homme peut être invoquée par toute personne dans n'importe quelle procédure.
En revanche la Charte des droits fondamentaux de l'UE, entrée en vigueur avec le traité de Lisbonne et qui consacre un certain nombre de droits, n'a pas le même domaine d'application. Elle ne peut être invoquée que lorsqu'il est question de l'application du droit de l'UE (directive, règlement, décision cadre, etc), ou du droit dérivé de l'UE (ex : disposition de droit français consacrant une directive européenne).
Son art. 51 précise en effet que : « Les dispositions de la présente Charte s'adressent aux institutions et organes de l'Union dans le respect du principe de subsidiarité, ainsi qu'aux États membres uniquement lorsqu'ils mettent en œuvre le droit de l'Union ».

Dès lors, il ne faut pas espérer du Conseil d'État qu'il pose une question préjudicielle à la CJUE, car la loi de programmation militaire et conséquemment son décret d'application, ne dérive pas du droit de l'UE. De même, invoquer la contrariété du décret attaqué à la charte des droits fondamentaux est inopérant.

En réponse: pour moi, le point n'est pas si clair. En effet, la LPM modifie la LCEN, qui elle est très clairement dans le champ des compétences de l'Union (transposition de directive). D'où par exemple le fait qu'il manque la tranmission à la Commission Européenne. Que cet article 20, qui n'a pas tellement de rapport avec la programmation militaire soit un cavalier législatif ne change, pour ce que j'en comprend, pas grand chose à la hierarchie des normes applicables. Mais moi, je suis l'informaticien chenu, dans la bande. Je verrai ce qu'en disent les copains juristes.

En revanche, il reste peut-être opportun de rappeler la solution rendue par la CJUE dans l'affaire Digital Rights Ireland, au visa des art. 7 et 8 de la Charte des droits fondamentaux. Car l'explication du texte complet de cette charte indique que ses articles 7 et 8 doivent être interprétés à la lumière de la jurisprudence de la CEDH relative à l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme (http://www.europarl.europa.eu/chart...). C'est dire si les deux textes (Conv EDH et Charte des droits fondamentaux de l'UE) sont liés.
Pour autant, force est de relever que la CJUE ne s'est, dans sa décision pas référé à l'article 8 de la Conv. EDH, mais à l'article 52 de la Charte des droits fondamentaux.

J'espère être compréhensible.

3. Le samedi 11 avril 2015, 13:23 par Hugo

@Robin: on adresse ce point page 9 (= page 10 du PDF)