La vie privée, pas d'urgence

Le Conseil d'État a rejeté, par une ordonnance de tri, le recours en référé que FDN, La Quadrature, et la Fédération FDN avaient déposé contre le décret secret de 2008 organisant la surveillance des communications internationales, que nous annoncions ici.

La forme de la décision

Ce que l'on demande, dans ce type de dossier en référé, c'est la suspension de la décision contestée, ici la suspension du décret secret de 2008. Pour que le juge des référés nous accorde cette suspension, il faut qu'il y ait urgence, et qu'il y ait un doute sérieux sur la légalité[1].

C'est un cas prévu par la procédure : s'il est absolument évident qu'il n'y a pas urgence, on ne prévoit même pas d'audience, et le recours est rejeté. S'il y a un doute sur l'urgence ou non, on doit en discuter en audience, pour que chacun puisse faire valoir ses arguments.

L'ordonnance prise dans cette affaire est ce que les juristes appellent, si j'ai bien compris, une ordonnance de tri : il n'y aura même pas d'audience. Ce qui est heureux pour le gouvernement, parce que l'audience aurait été fort embarrassante : autant on peut discuter sur le fait de savoir s'il y a urgence ou pas, autant le texte est manifestement illégal, et bien délicat à défendre.

Un point intéressant : la décision est signée Bernard Stirn. C'est tout simplement le président de la section du contentieux, c'est-à-dire le plus haut magistrat de France dans la pyramide du droit administratif. Ce n'est pas un président de sous-section, comme ça arrive sur certaines affaires moins intéressantes. C'est le patron qui signe.

Décision attendue

Dans l'affaire qui nous intéresse, l'illégalité du décret est manifeste : le Conseil constitutionnel l'a rappelé de manière claire dans sa décision de fin juillet. L'affaire est indéfendable. Nous annoncions dans le billet précédent sur le sujet ce que serait, selon nous, la position du Conseil d'État : le référé serait rejeté, en arguant d'un défaut d'urgence, laissant 12 à 18 mois au gouvernement[2] pour remettre en ordre son souk de surveillance internationale.

Le fait que notre référé soit rejeté pour défaut d'urgence n'est donc pas à proprement parler une surprise. Ce qui est curieux, c'est le raisonnement évoqué dans l'ordonnance, et le fait que cette décision soit prise sans audience.

Exégèse du raisonnement

Le Conseil d'État, par la plume de Bernard Stirn donc, nous explique que 2. Considérant que les associations requérantes demandent la suspension de l'exécution d'un décret non publié relatif aux activités de surveillance internationale par les services de renseignement ; qu'elles indiquent que, selon des éléments d'information qu'elles ont recueillies, ce décret aurait été pris en avril 2008 ; qu'en l'absence de circonstances particulières, et alors notamment que les associations requérantes ne font état d'aucune application qui aurait été faite à une situation donnée du décret dont elles demandent la suspension, les mesures réglementaires de caractère général que ce décret aurait édictées ne sont pas par elles-mêmes de nature à porter à un intérêt public ni aux intérêts que ces associations entendent défendre une atteinte suffisamment grave et immédiate pour faire apparaître une situation d'urgence[3].

On reprend doucement. Le décret organise la surveillence des communications internationales. Il est secret. Pas secret-de-polichinelle, mais secret-défense. Même si on y avait accès, diffuser le contenu du décret est un délit en soi, un délit fort sérieux. Sécurité nationale, espionnage, terroristes, police, menottes, prison. Quelque chose du genre.

Ce que nous dit le Conseil d'État, c'est que nous devrions justifier du fait que le décret a été appliqué à un cas qui nous intéresse. En gros, on ne peut pas prouver qu'une de nos communications[4] a été écoutée en application du décret en question, et que cette écoute nous porte un préjudice certain et urgent. Nous aurions donc dû montrer au Conseil d'État que le décret est appliqué, et que son application crée pour nous une urgence. Or pour montrer que le décret est appliqué, il faudrait en connaître le contenu. Or précisément, ce qui rend ce décret illégal, c'est le fait qu'il est secret[5]. Pour que le Conseil d'État puisse réfléchir à l'urgence de la situation, il faudrait donc que le décret ne soit pas secret.

Le raisonnement est circulaire. Le décret est illégal parce que secret. Il est secret donc on ne peut pas savoir s'il est appliqué. Puisqu'on ne peut pas savoir s'il est appliqué, on ne peut pas justifier de l'urgence de la situation. Donc, parce que le décret est secret et illégal, sa suspension ne peut pas relever de l'urgence. Il est donc par nature impossible qu'un décret secret puisse créer une situation d'urgence à statuer pour le Conseil d'État. C'est l'illégalité même de la situation qui supprime l'urgence, et qui fait que le Conseil d'État laisse perdurer. Normalement, un raisonnement circulaire, pour un étudiant en droit, ça entraîne une sale note.

Autre élément très intéressant. Organiser illégalement, et plus précisément anticonstitutionnellement[6], la surveillance massive des communications, donc une atteinte globale à la vie privée et au secret des correspondances privées, ça n'est pas de nature à porter à un intérêt public (...) une atteinte suffisamment grave et immédiate pour faire apparaître une situation d'urgence.

L'atteinte aux libertés est immédiate, ça, ça ne fait pas de doute, ou alors le mot immédiat a un sens particulier en droit. À la seconde où ce décret est entré en application, et jusqu'à son abrogation, il crée une atteinte à des libertés fondamentales reconnues. Donc c'est que cette atteinte n'est pas bien grave, en tous cas pas assez grave pour créer en elle-même une urgence. Écouter les gens, espionner, ouvrir le courrier, sans droit de le faire, ce n'est pas assez grave pour justifier d'une urgence. Rien que pour apprendre ça, ça valait le déplacement !

Il faut donc que nous prouvions qu'en application de ce décret, les communications de l'un·e d'entre nous ont été écoutées, et que cette écoute a créé une urgence particulière, par exemple en mettant en danger la vie de quelqu'un. Il ne faut pas seulement que ça ait lieu, hein, il faut qu'on puisse justifier que c'est en application du décret litigieux qu'il y a danger.

La mise à sac de l'État de droit, la surveillance hors d'un contrôle défini par la loi, en contradiction franche avec les règles constitutionnelles et conventionnelles[7], ça n'est pas assez grave pour créer une urgence. Et c'est tellement évident que ça ne vaut même pas le coup qu'on en discute en audience !

C'est beau, la raison d'État, quand c'est manié avec talent.

Notes

[1] Entendre une illégalité manifeste, qui pourrait peut-être être revue lors de la procédure sur le fond, mais qui semble certaine à première vue.

[2] C'est le temps que prend la procédure sur le fond du dossier.

[3] Pour ceux qui veulent lire la version complète, le PDF de la décision a été mis en ligne par La Quadrature sur la page qui recense les actions que nous menons ensemble.

[4] Pour le coup, ça pourrait être large, les communications d'un·e adhérent·e d'une des associations de la Fédération FDN ou d'une personne liée à La Quadrature du Net, ça pourrait coller.

[5] En fait, le décret est illégal pour deux raisons essentielles. La première est que c'est la loi qui devrait organiser tout ça (c'est ce que nous dit le Conseil constitutionnel dans sa décision de fin juillet dernier). Et la seconde, c'est qu'on ne peut pas organiser la surveillance sur la base d'un texte secret (c'est ce que nous dit la Cour européenne des droits de l'Homme dans une décision de 2010).

[6] Alors, celui-là, tous les gamins de France rêvent de pouvoir le coller dans une rédaction ou une dissertation, mais va donc trouver prétexte à l'utiliser... Ça, c'est fait !

[7] Si j'ai bien compris, les juristes parlent de conventionalité, entre autres, pour parler du respect du droit de l'Union européenne ou de la Convention Européenne des droits de l'Homme.

Commentaires

1. Le jeudi 10 septembre 2015, 16:36 par tompouce

"la décision est signée Bernard Stirn. C'est tout simplement le président de la section du contentieux, c'est-à-dire le plus haut magistrat de France dans la pyramide du droit administratif. Ce n'est pas un président de sous-section, comme ça arrive sur certaines affaires moins intéressantes. C'est le patron qui signe."
...
"Normalement, un raisonnement circulaire, pour un étudiant en droit, ça entraîne une sale note."

Délicieusement taquin ;)

"police, menottes, prison."
J'aime toujours autant quand tu la places celle-ci ;) (https://www.youtube.com/watch?v=uhy...)

2. Le jeudi 10 septembre 2015, 19:58 par clm

Atterrant. Par contre, le décret n'est il pas anticonstitutionnel parce qu'il est un décret (et pas une loi)?
Il y a un parallèle intéressant avec la situation aux US, ou les recours contre la NSA ont échoué (et échouent parfois encore) parce que les plaignants ne pouvaient pas prouver qu'ils ont été personnellement affectés. Les documents révélés par Snowden ont permis de faire avancer l'affaire.

3. Le lundi 05 octobre 2015, 16:10 par La B@se

Bonjour Benjamin Bayart

Nous travaillons dans un EPN qui accueille essentiellement des gens défavorisés et votre réflexion, comme souvent à pour nous, est pertinente et éclairante.
Cependant, il nous avait semblé que FDN, s'intéressait aussi aux usages que l'on fait du net. Or si nous comprenons bien votre position sur cette loi et l'avis du Conseil d’État, les 2 vous/nous concernant en tant qu'usagers et citoyens, il nous semble que vous oubliez une part importante de la population, entre 15 et 20 millions d'habitants de ce pays, qui sont, la plupart du temps, les pauvres.

En effet, ces personnes n'ont le plus souvent, ni les compétences ni les moyens pour utiliser l'informatique et le net; leur préoccupation n'est donc nullement la votre mais nous nous permettons de vous poser une question :
comment s'explique votre silence, tout comme celui des défenseurs de la liberté sur le net, sur cette situation visible depuis des années et, récemment, le fait que la loi « une république numérique », ne prévoyant clairement pas 1 € pour la médiation numérique, occulte complètement nos concitoyens les plus démunis, et les condamne ainsi à ce qu'il est logique de considérer comme une exclusion programmée.

Seriez vous un adepte de ce que les sociologues Dubet et Savidan, ont nommé « la préférence pour les inégalités » ? https://lectures.revues.org/16292

Cordialement
La B@se