Chômage technique à la DGSE ?

Un décret secret d'avril 2008 organise la surveillance des communications internationales. Or le Conseil constitutionnel a clairement expliqué que seule la loi pouvait le faire, et qu'en plus elle devait être suffisamment précise sur les garanties apportées. L'équipe habituelle des exégètes amateurs, en partenariat avec le cabinet Spinosi et Sureau, a décidé d'attaquer en référé le décret en question.

La décision du Conseil constitutionnel

Dans la décision qu'il a rendu fin juillet sur la loi sur le renseignement, le Conseil constitutionnel a censuré très peu de choses. Mais dans ce peu de choses, il y a l'article qui organisait la surveillance des communications émises ou reçues depuis l'étranger. Le motif de la censure est exposé assez clairement : la loi ne dit pas quels contrôles existent avant une interception, ni combien de temps sont conservées les données interceptées, alors que pour le reste (la surveillance généralisée du bon peuple de France) la loi donne ces informations.

Ça peut ne pas être clair pour les gens qui ne mangent pas du droit à tous les repas. Ça dit que ces informations doivent être précisées dans la loi. Pas dans le décret d'application, pas dans une note de service, pas dans une circulaire interne, mais dans la loi. C'est le pouvoir législatif qui doit dire dans quelles conditions les services secrets peuvent espionner qui, pour quelle raison, etc.

Juste pour mémoire, une loi, c'est voté par le parlement, qui détient le pouvoir législatif. Quand le parlement ne veut pas rentrer dans trop de détails, la loi dit un truc comme un décret précise les conditions d'application du présent article. Un décret, c'est un peu comme le règlement intérieur d'une association, ça fixe les détails. C'est fait par le gouvernement, sans passer par le parlement. C'est modifiable par le gouvernement, n'importe quand. Et ça oblige : les citoyens et l'administration doivent faire ce qui est prévu par le décret.

Les décrets sont normalement publiés au Journal Officiel. Ils constituent par exemple la deuxième partie de tous les codes, la partie règlementaire. Les article Lxxx sont les articles de la loi, les articles Rxxx sont les articles des décrets pris devant le Conseil d'État (règlementaires), et les articles Dxxx sont les articles des décrets simples, que le gouvernement ne fait même pas relire par le Conseil d'État.

Un décret, ça dit ce que l'administration peut faire, comment elle s'organise, ça dit également ce que les citoyens doivent faire. Le décret qui dit ce que la DGSE a le droit d'espionner, pourquoi est-il secret ? Pour que les affreux étrangers qui veulent nous envahir ne sachent pas ce qu'on écoute ? Foutaise, ils le savent très bien, et s'ils ne le savent pas ils s'en doutent, ils font pareil comme espionnage. Mais, en quoi est-ce secret, de savoir que la DGSE est autorisée à écouter tous les câbles sous-marins qui arrivent en France ? Tout le monde le sait. C'est peut-être illégal, d'accord. Mais secret ?

Le concept même de décret secret est étrange. Comme une loi secrète, une loi que personne ne connait, mais qu'une police secrète fait appliquer... Comment voulez-vous vous en protéger ? Comment se défendre face au tribunal ? Il est admis par toutes les cours qu'une loi secrète, c'est contraire à la notion d'État de droit. Il nous semble que la notion de décret secret, c'est sensiblement la même chose.

Comment était organisé le renseignement avant

Pendant les débats à propos de la loi sur le renseignement, ses défenseurs nous ont expliqué longuement que cette loi était nécessaire parce que l'ancien système était moins bien. Cet ancien système, selon eux, reposait entièrement sur la loi de 1991 sur les écoutes téléphoniques et sur des décrets non-publiés (c'est à dire secrets) pour tout le reste.

La loi de 1991 ne parle que des écoutes téléphoniques en France. Comme les gens de la DGSE ne sont pas payés à faire des cocottes en papier, ils doivent bien s'occuper un peu, et dans leurs outils, il y a nécessairement de l'interception de communications internationales. Elle seraient donc, d'après les déclarations des défenseurs de la loi, organisées par un décret secret.

Il se trouve que, quelque semaines avant que le Conseil constitutionnel ne rende sa réponse, l'Obs publiait un article expliquant que cette surveillance des communications internationales est régie par un décret secret qui date d'avril 2008.

La conclusion est évidente : ce décret est contraire à la constitution, puisqu'il dit des choses que seule une loi peut dire (c'est un excès de pouvoir).

Attaquer le décret.

En toute logique, le gouvernement, soucieux de respecter les libertés individuelles, et très attaché à notre constitution, aurait dû abroger ce décret pris en excès de pouvoir dans les jours suivant la décision du Conseil constitutionnel. Ce n'est manifestement pas le cas.

Il reste donc que la surveillance internationale existe, qu'elle existe de manière illégale[1]. Que la loi sur le sujet ne lui donne pas de base légale, puisque l'article qui en parlait a été censuré par le Conseil constitutionnel. Et que manifestement, tout va continuer tranquillement... Illégalement.

Et pourtant, tout ça parle des communications émises ou reçues de l'étranger. Quand vous discutez en message privé sur twitter, ou dans le chat de Facebook, même si votre interlocuteur est dans la pièce à côté, tout ça transite par les États-Unis à un moment ou à un autre. On organise donc, sans contrôle, et en toute illégalité, la surveillance de pans entiers des communications électroniques de tout le monde. Peinard.

Se battre contre du vent

Mais voilà, comment attaquer un décret secret... C'est que déjà, on ne peut même pas désigner le décret lui-même, nous ne connaissons pas son titre exact, ni son numéro. Il n'a peut-être même pas de numéro[2]. Pour attaquer une décision de l'administration, il faut envoyer le texte de la décision qu'on attaque, pour que le juge se fasse une opinion. Sauf que là, le texte est secret, comment peut-on le transmettre au juge ?

Seul point vraiment positif, le délai de procédure. On peut attaquer une décision dans les deux mois qui suivent sa publication. Dans la mesure où le décret n'a pas encore été publié, les deux mois ne sont pas révolus ! Magique.

Il y a des précédents, mais pas nombreux, de décrets non-publiés et qui ont été contestés. L'équipe de Me Spinosi, qui bosse sur ce dossier avec nous, a trouvé quelques morceaux de jurisprudence qui peuvent nous servir de base. En gros, l'idée est que c'est le travail du Conseil d'État de s'assurer que le décret existe, de trouver sa référence exacte, et de contrôler la légalité du texte, sans pour autant nous communiquer le texte en question.

Et pour quel résultat ?

Attaquer le décret qui organise ça peut sembler stérile, quand on y réfléchit un petit peu. Il est peu probable que le Conseil d'État renvoie au chômage technique tous les fonctionnaires de la DGSE et fasse fermer tout l'espionnage français. Donc l'affaire va trainer, le temps que le gouvernement fasse voter la loi dont il a besoin, et à la fin, la loi étant votée, le décret illégal sera abrogé, faisant tomber notre recours.

Même si on veut accélérer le mouvement en attaquant en référé, ce qui est notre cas, il est possible que le Conseil d'État nous dise qu'il n'y a pas d'urgence à statuer puisque le décret existe depuis 2008. Et laisse ainsi une porte de sortie honorable au gouvernement.

Il n'empêche. Nous voulions que le gouvernement bouge sur le sujet. L'article de l'Obs, qui nous révélait l’existence du décret date du 1er juillet. Symboliquement, nous voulions donc déposer notre recours dans les deux mois après la publication de cet article. Le recours a donc été transmis lundi dernier, 31 août.

Et curieusement, aujourd'hui, le 2 septembre, le gouvernement nous informe qu'une proposition de loi sur le sujet va être déposée par un gentil député, et que le gouvernement lui fera une place dans l'agenda parlementaire. Efficace, non ?

Bon, on peut trouver curieux que l'exécutif nous annonce, dans le compte rendu du conseil des ministres, ce que les députés, au garde à vous, vont avoir envie d'écrire et de déposer comme texte d'ici la fin du mois de septembre. Mais tout le monde sait que le texte en question sera rédigé au ministère, puis transmis au député qui y apposera sa signature avant de déposer le texte à l'Assemblée. Un certain Jean-Jacques Urvoas, par exemple ? Si le gouvernement avait voulu déposer lui-même le texte, ce qu'il a tout à fait le droit de faire, il aurait fallu qu'il produise divers documents, dont une étude d'impact, expliquant les conséquences du texte. C'est bien pratique de pouvoir s'en passer.

Et donc...

Et donc l'équipe des exégètes amateurs[3] a travaillé, avec le cabinet Spinosi et Sureau sur un recours au fond[4] et sur un recours en référé-suspension[5]. Pour lancer un référé, il faut qu'il existe un recours au fond. Du coup, le texte du recours au fond est pour le moment très court, il sera complété quand la procédure avancera. En revanche, le texte du recours en référé est nettement plus précis : c'est lui qui sera traité dans les semaines qui viennent par le Conseil d'État.

Conformément à nos habitudes, le texte du recours au fond et le texte du recours en référé sont en ligne. Bonne lecture :)

Notes

[1] Les gens du gouvernement préfèrent dire alégal, comme quoi ça serait sans doute moins grave...

[2] On a bien tenté de passer le journal officiel en revue histoire de chercher des trous dans la numérotation, mais non, ce n'est pas aussi simple :(

[3] Toujours la même équipe, composée de geeks et de juristes, empruntés à FDN, FFDN et LQDN.

[4] Procédure classique, on demande au Conseil d'État d'abroger le décret illégal.

[5] Procédure accélérée, en urgence, parce qu'il y a des libertés fondamentales qui sont bafouées.

Commentaires

1. Le jeudi 03 septembre 2015, 15:58 par Tristan

Une fois encore, merci pour le travail accomplis par vous tous.
Même si j'y trouve un côté déprimant... Plus la société civile creuse pour faire valoir ses droits, plus les politiques sortent de leurs chapeaux des combines à la con pour étouffer le bon sens et les questions légitimes. A croire que c'est sans fin.

2. Le jeudi 03 septembre 2015, 18:17 par Paul Bismuth

La fin c'est quand les politiques auront trop tiré sur la corde pour être encore crédible, et que plus personne ne votera pour eux :)

Aux associations, merci pour tout ce travail de résistance face à l’État policier.

3. Le lundi 07 septembre 2015, 09:03 par Mat

Les actualités réveillant la mémoire des actions à l'encontre de Greenpeace et du rainbow warrior démontre bien que les actions de la DGSE et la loi de renseignement doivent être encadrer par des contres pouvoirs. Le premier ministre et le Pdt de la République ne sont pas des garants. La preuve historique...