Le gouvernement confondrait-il République et féodalité ?

Cette tribune a initialement été publiée par l'excellent PCinpact. Elle est reprise ici, histoire que ça ne se perde pas, pour ranger, en quelques sortes.

Dans une tribune récente, publiée par Le Monde, Najat Vallaud-Belkacem nous a expliqué qu'au nom des valeurs de la République, il était nécessaire d'accorder au Seigneur de Touitteur droit de haut et basse justice sur ses terres. Dans la mesure où ça ne fait pas partie des valeurs habituellement défendues par la porte-parole du gouvernement, essayons d'analyser comment elle est arrivée à ce contre-sens.

La forme de la tribune

La tribune de la porte-parole du gouvernement est subtilement articulée. Pour les gens qui connaissent bien les questions de droit sur Internet, le billet est même équilibré et relativement juste. Mais pour le reste du bon peuple de France, il est largement faussé.

En effet, la ministre explique de manière claire le problème: des propos racistes, antisémites, ou homophobes sont tenus très ouvertement sur twitter. Elle explique que c'est illégal, mais également dangereux: les problèmes liés à l'homosexualité sont à l'origine d'un grand nombre de suicides chez les jeunes, et laisser impunis des propos de ce type y contribue. Et elle demande donc à Twitter de trouver une solution pour que ce ne soit plus possible.

Ensuite, de manière beaucoup moins lisible, par des allusions à la loi dite de confiance en l'économie numérique, au régime juridique de responsabilité des intermédiaires techniques, aux limites fixées en 2004 par le Conseil Constitutionnel à ce régime, elle rappelle le contexte juridique. Twitter ne pourrait agir que dans un certain nombre de cas très précis, et le gouvernement souhaite simplement ouvrir un dialogue.

Quand on connaît les références nécessaires, c'est assez lisible. Le gouvernement veut juste froncer les sourcils en public, mais ne va pas bouleverser le droit. Quand on ne connaît pas ces références, on retient que Twitter va devoir empêcher les gens d'être méchants, en rétablissant l'ordre dans sa cour de récré.

Cette présentation est donc pernicieuse: elle vise à dire des choses fausses à une majorité de gens, tout en calmant d'avance la critique.

Le fond de la tribune

Le fond du propos ministériel, une fois qu'on en a retiré la mauvaise foi de sa formulation, pose cependant problème.

Quand des gens se comportent mal, mettons qu'ils volent des mobylettes, ou qu'ils braconnent, ou qu'ils disent des choses interdites, les valeurs de la République nous disent que la police (pouvoir exécutif) et la justice (pouvoir judiciaire) doivent intervenir pour faire respecter la loi (pouvoir législatif), il me semble.

Ce que nous dit la porte-parole du gouvernement c'est que le seigneur des lieux doit se charger de faire la police et de réprimer les débordements quand ils ont lieu chez lui. Le gouvernement appelle donc à ce que sur Internet, on rétablisse les privilèges de juridiction donnant des pouvoirs de police et de justice aux seigneurs locaux.

Neutralité du net

Vu comme ça, on sent bien que c'est une bêtise. Pour arriver à cette bêtise, la méthode est simple. Première étape, on rend Twitter responsable de ce qui se passe sur son réseau. Il devient donc responsable des bêtises que je peux dire avec mon compte twitter, me supprimant mon statut d'adulte responsable. Pour éviter de s'attirer les foudres de la loi, ou les gros yeux du gouvernement (on est léger en foudre en ce moment), Twitter va donc devoir surveiller ce que font les citoyens pour détecter les comportements problématiques et intervenir (police). Ensuite, il faudra bien qu'il puisse empêcher la publication des messages, puisqu'il en est responsable. Il a donc un droit de censure sur tout le contenu qu'il transporte (justice).

C'est un des nombreux pièges du débat sur la neutralité des réseaux: le rôle des intermédiaires techniques est fondamental. C'est sur ce rôle que repose celle de nos libertés qui est la mère de toutes les autres, la liberté d'expression. Rendre les intermédiaires techniques responsables de ce que font les utilisateurs, c'est rétablir un système féodal, et tuer la liberté d'expression. C'est exactement l'inverse qu'il faut faire: les intermédiaires techniques doivent être responsables du bon transport des propos de tous, sans discrimination. C'est la justice qui se chargera de sanctionner les abus prévus par la loi, pas Twitter.

L'ordre public

Enfin, sur le fond du problème qui n'était pas le fond du billet. Si le gouvernement se préoccupe vraiment du risque que les propos homophobes font courir à notre jeunesse, d'abord c'est une bonne nouvelle, ensuite il faut changer de méthode. Les propos homophobes les plus dangereux ne sont pas ceux qui circulent sur twitter et ne sont relayés par personne, mais ceux qui sont tenus par des élus (on pense à M. Vanneste, par exemple), ou par l'église catholique, et qui sont repris en chorus par presse, radio, et télévision.

Je n'ai pas souvenir que les évêques et curés qui ont dérapé récemment sur ce sujet là aient passé la nuit au poste et aient été conduits au tribunal le plus proche. L'enseignement catholique invite à utiliser les écoles de la République (les écoles privées sous contrat, l'immense majorité, sont des écoles de la République) pour endoctriner les jeunes, pour les inciter à aller manifester contre le mariage pour tous. C'est un danger bien plus grand pour des jeunes fragilisés.

Mme la ministre, faites appliquer la loi. Demandez aux procureurs d'agir systématiquement contre les propos homophobes, racistes ou antisémites. Twitter se fera un devoir de répondre à toutes les demandes d'identification des auteurs, j'en suis certain.

Mais ne rendez par l'outil responsable de l'usage, c'est la première étape de la sortie de l'état de droit.

Commentaires

1. Le dimanche 06 janvier 2013, 04:30 par là

Court simple clair... ca dit ce qu'il y a a dire.

Parfait.

2. Le dimanche 06 janvier 2013, 05:31 par NeOwA

Le problème est toujours le même d'un point de vue politique :

1/ Soit on fait appliquer la loi
telle qu'elle devrait exister dans un état de droit ce qui donne (grosso modo)

Dépôt de plainte,
envoi à twitter d'un requête d'identification,
envoi au FAI proprio de l'ip une autre requete d'identification,
convocation au tribunal, jugement, (cours d'appel),
jugement rendu,
demande à twitter d'effacer le message.

Donc grosso modo, en étant super gentil, 6mois de procédure.
Donc pour un système efficace : recruter ~8000 juges pour avoir un traitement en 24h (car ça inclurait alors les vidéos youtube, les liens googles, etc.)

En réponse: un point important, il semble que twitter refuse de transmettre les informations, si je comprend entre les lignes les compte-rendu dans la presse du procès contre l'UEJF en ce moment (mais c'est pas facile, les compte-rendus ne sont pas fiables). Si twitter ne répond pas aux demandes de la justice, forcément, ça complique tout. Et ça, la ministre aurait eu raison de s'en plaindre dans sa tribune...

Sinon, une procédure de ce type là, devant un tribunal de police, ça prend probablement moins de 8 jours. Les FAI répondent par exemple dans des délais très brefs aux demandes dans le cadre d'un enquête, quand le bon mode de fonctionnement sera trouvé avec Twitter, ça ira également très vite. Reste qu'il faut que le police ait le temps de s'en occuper, ce qui n'est pas simple. Le gardien de la paix moyen, il ne sais pas ce que c'est qu'une adresse IP, et les brigades spécialisées ont des dossiers sérieux sur les bras. Pour de tous petits dossiers comme ceux-là, c'est plus la police qui va poser souci que la justice.

Mais le bon mode de traitement, c'est celui-là, oui.

2/Responsabiliser l'hebergeur,
lui envoyer un mail avec "Nous on est sûr que ça c'est illégal
et ça vous fait risquer telle peine de le garder affiché"

->Très facile à gérer, l'entreprise va se soumettre et pas essayer de changer le monde

3/S'en foutre.

La rapidité des échanges sur le web, et la propagation d'un média sur un réseau social s'oppose à un traitement judiciaire classique.

Pour moi la solution ne peut être trouvée ni dans la justice classique, ni dans le totalitarisme (JE décide que ce twitt est mal, je le supprime).
Sans même aborder le problème de localisation de l’émetteur, qui, s'il n'est pas en France n'a rien à craindre.

Pour moi les seuls systèmes qui ont fait (et encore) leur preuve reste le "vote up/vote down" (qui ne marche pas trop trop mal sur youtube).

Il faut se mettre à réfléchir sur une "censure" des contenus par le réseau (sens figuré) lui même, aucun autre organisme ne pourra le faire légitimement.

3. Le mercredi 09 janvier 2013, 23:42 par bcgl

La féodalité semble effectivement de nouveau à la mode :
http://www.wired.com/opinion/2012/1...

4. Le jeudi 10 janvier 2013, 11:59 par Dalz

Ouais, du "crowd-censoring"...
Mouaips, j'suis pas sur que ce soit la meilleure idée, sauf sur les médias de "masse" (c'est la quantité qui fait la qualité).

Et si le premier problème c'était l'éducation (cf. les propos de Stallman) ? - sans nier les problèmes ci-dessus hein -

5. Le mardi 22 janvier 2013, 10:10 par DJ YAK"Ô

Analyse claire net et précise.